CHAPITRE XV
Je m’éveillai dans les ténèbres. L’enseigne au néon clignotait. On frappait à ma porte à coups redoublés.
— Qui est là ? Fis-je en me levant.
J’avais les jambes si raides que je manquai tomber.
— Aidez-moi ! (Sa voix semblait désespérée, derrière le battant.) Au secours, Alan ! Je n’en peux plus… Ouvrez-moi ! Je vous en prie, ouvrez !
Je fis jouer le verrou.
Elle portait encore sa robe verte, mais il n’y avait plus rien de printanier en elle. Ses cheveux lui tombaient dans la figure. Elle avait les yeux affolés, la bouche entrouverte. Elle referma vivement la porte et s’y appuya, les mains pendant mollement le long du corps. Puis elle avança d’un pas hésitant, tendit les bras et tomba sur moi, pressant contre moi son corps depuis les seins jusqu’aux genoux.
Elle sanglotait. Elle sentait bon. Je la repoussai et sa tête se mit à balloter comme une fleur au vent. Elle soupira : « Aidez-moi », laissa échapper une plainte et se cramponna à moi de plus belle.
— C’est bon, dis-je. Vous êtes en sûreté, ici. Asseyez-vous. Que se passe-t-il ?
Les gémissements cessèrent. Elle me regarda, pendant un instant, d’un œil lucide, puis un frisson lui secoua le corps.
— Je suis navrée, murmura-t-elle en fermant les yeux.
Tellement navrée. Vous avez une salle de bains ? Je peux y aller ?
Je l’y conduisis. Elle entra et referma la porte.
Des minutes passèrent. L’enseigne clignotait toujours, rouge et verte. Je criai :
— Ça va ?
Pas de réponse. Je m’assis dans le fauteuil. Le pick-up d’en face entama une samba. J’appelai :
— Gloria !
La porte de la salle de bains s’ouvrit. Elle en sortit, souriante.
— Voyons, allez vous rhabiller ! Dis-je.
Elle traversa la pièce vers moi, ses cheveux lui descendaient sur les épaules et lui cachaient un œil, soulignant la blancheur de sa peau. Elle faisait penser à une perle, mais elle était plus belle qu’une perle : le ventre plat, les seins comme des globes laiteux aux insolentes pointes roses et, quand elle sourit, sa langue fit une tache rose sur le blanc de ses dents.
Elle se planta devant moi, fit une pirouette, puis se laissa tomber sur mes genoux. Elle dit :
— Je vous ai eu. Vous avez vraiment cru que j’étais en danger ! Je suis donc une grande comédienne, pas vrai ?
Elle me prit la main pour l’appliquer sur son sein.
— Je vous aime vraiment, déclara-t-elle encore.
Je me levai, la faisant glisser sur le plancher.
— Allez-vous rhabiller, dis-je.
Elle roula sur le flanc, les yeux levés vers moi, s’appuyant sur les mains et se demandant, sans doute, quelle scène elle allait me jouer maintenant. Elle finit par gonfler ses lèvres et abaisser ses longs cils.
— Vous ne me trouvez pas jolie, Alan ?
— Si, mais pas désirable. Et quittez donc ce faux accent étranger.
Je lui tendis les mains pour l’aider à se relever. Elle tenta immédiatement de se coller à moi. Je la repoussai dans le fauteuil. La tète rejetée, elle me regarda entre ses cils sans cesser de sourire.
— Vous êtes troublé, fit-elle d’un ton triomphant.
— Vous vous conduisez comme une putain. Comment m’avez-vous déniché ?
— Je vous ai suivi. D’abord en taxi jusqu’au bureau de Bertha, puis au restaurant. J’ai attendu que vous commenciez à manger et je me suis dit que vous en aviez au moins pour une demi-heure, alors je suis retournée prendre ma voiture. Quand vous avez eu fini, je vous ai encore suivi. J’ai surveillé la maison pendant des heures, pensant que vous alliez ressortir. Mais, à la fin, j’ai compris que vous habitiez là. M. Rowton, de l’appartement n° 1, n’a pas su de qui je lui parlais, jusqu’au moment où je vous ai décrit. Alors, il m’a dit que vous étiez M. Kingston et je suis montée.
— Pourquoi ?
Elle se leva et son visage perdit toute ironie ; je voyais devant moi une jeune nymphe aux yeux graves qui eût mérité d’évoluer dans une clairière plus plaisante.
— Vous allez encore vous imaginer que je joue la comédie, dit-elle avec sérieux. Vous n’allez pas me croire. Mais je suis amoureuse de vous.
— Parfait. Vous saviez ce qui vous attendait. Je ne vous crois pas. Et maintenant, rhabillez-vous.
— Je vous aime. Ça date de l’autre soir, de notre première rencontre. Ça a fait comme une explosion… une bombe atomique. C’est pour cela que j’ai quitté Frankie. Je ne pourrais plus regarder un autre type, tellement mon sentiment est fort.
— Votre sentiment s’est fourvoyé. Je n’ai pas plus de poids dans les milieux du cinéma que Frascatti.
Elle fit un petit pas en avant, les bras à demi levés en un geste implorant.
— Alan chéri, je ne mens pas. Je vous en prie, croyez-moi ! (Des larmes apparurent dans ses yeux.) Vous ne me trouvez pas belle ? Comment pouvez-vous rester aussi insensible ? Vous ne voulez pas de moi ?
— Si, non et si. Je vais vous attendre au bar d’en face. Rhabillez-vous.
Je sortis rapidement, pour ne pas changer d’avis.
Je n’avais pas envie de boire, mais j’avais besoin d’un whisky. Une fille tellement mordue pour le cinéma était, de toute façon, à éviter. Je ne pourrais jamais m’en débarrasser. Au bar, je vidai rapidement mon premier verre et en commandai un second. Je me sentais plein de noblesse.
Le tourne-disque jouait un tango quand elle arriva. Elle ondula au rythme des accordéons pour me rejoindre et s’assit sur le tabouret voisin.
— Rhum et Coca-Cola, dit-elle. (Le barman et les cinq clients en restaient bouche bée.) Idiot ! Vous n’aviez qu’un mot à dire ! Vous n’aimez donc pas les femmes ?
J’attendis qu’on l’eût servie pour répondre. Cela me donna le temps de me calmer. Puis je lui déclarai :
— Vous surestimez votre importance. Dans un petit patelin comme Hollywood, vous surestimez également votre propre valeur dans un lit. C’est un bordel, ici. Il y a des milliers de filles, aussi jeunes et jolies que vous, et beaucoup plus expertes, probablement. Pour avoir une chance de faire du cinéma, elles sont toutes prêtes à s’allonger sur le premier plumard venu. Il vous faudra donc trouver une autre tactique, ou alors il vous faudra trouver un gibier plus important.
— Je saurai me faire aimer. Laissez-moi ma chance. On va acheter une bouteille et remonter chez vous.
— Retournez donc chez votre sœur. J’ai des choses plus importantes à faire.
Je descendis du tabouret.
— Vous n’allez pas me laisser dans un endroit pareil ?
— Vous croyez ?
Elle fut convaincue quand elle me vit payer le barman. Elle me suivit dehors et resta plantée sur le trottoir, tandis que le néon teintait de rouge et de vert son jeune visage blessé et désemparé – c’était son nouveau masque. Elle porta la main à sa tempe comme si elle souffrait d’une névralgie et prononça simplement :
— Alors, Alan, c’est un adieu ?
— Adieu, fis-je. Doux chagrin des départs… mais nous n’avions jamais eu d’illusions, n’est-ce pas ? Notre amour était impossible. Il ne nous reste plus qu’à vivre de nos souvenirs. Je ne vous oublierai jamais, telle que vous m’êtes apparue cet après-midi-là sous le feuillage d’un vert neuf et les rayons de soleil qui mouchetaient votre adorable visage, parmi les fleurs qui vous confiaient leurs secrets…
— Vous faites le clown.
— Vous aussi, pas vrai ?
Elle eut un petit sanglot et s’enfuit. Au bout d’une cinquantaine de mètres, elle s’arrêta, fouilla dans son sac, ouvrit sa Jaguar et démarra. Je retournai au bar.
Je bus encore deux whiskys. Une chaleur plaisante se répandait en moi et j’eus envie de continuer. Je trouvai quand même la force de m’arrêter, de payer et de ressortir dans la nuit. La chaleur se dissipait. Je me sentais vidé. Je me rappelai un certain soir où, ivre, je m’étais battu avec Claire. Et, en plein milieu de la rue, j’eus un cauchemar-éclair.
Tout en me mordillant la lèvre, je m’engageai dans la petite rue sombre où était garée ma voiture. J’ouvris la portière et m’apprêtai à monter, quand-un homme sortit de l’ombre.
— Hé ! fit-il